Il fallut plusieurs heures, des cris et quelques chutes avant que le miracle se produise. À la fin de la journée cependant, tous les membres de la tribu, y compris Néty, étaient capables de conduire leur cheval avec plus ou moins d’aisance.
La nuit commençait à tomber lorsqu’après avoir traversé la forêt, ils atteignirent la plaine d’herbes sèches qui les séparait des vapeurs dangereuses. Stan et Axel leur rappelèrent quelques consignes avant de leur souhaiter bonne chance, puis chacun enfila l’insolite protection imaginée par Zach, priant, en secret, qu’elle s’avère aussi efficace que promise. Au loin, la nuée toxique déployait ses larges arabesques au-dessus du sol encombré de cratères. Haute d’environ deux mètres, elle s’étirait comme une ombre maléfique sur la terre noircie et crevée, bouchant l’horizon sur plusieurs kilomètres. « On devra avancer à l’aveugle. Pourvu que les masques tiennent ! » pensa Owen, avec inquiétude. Le signal qu’ébaucha Many l’extirpa soudain de ses réflexions et la seconde d’après, il s’élançait avec fougue au milieu des autres cavaliers, le corps soudé au puissant animal qui le portait tel un fétu de paille tandis qu’il s’agrippait à sa crinière magnifique.
Lancée au galop, la troupe progressait vite malgré son peu d’expérience. Les nomades, encore imprégnés de leur après-midi de cours, suivaient à la lettre les conseils que Stan et Axel leur avaient prodigués. En quelques minutes, ils franchirent le carré desséché, épousant parfaitement le mouvement des chevaux, les yeux rivés sur le brouillard dont les âcres effluves commençaient à leur démanger la gorge ; en dépit de leur inquiétude, ils ne ralentirent pas la cadence, prévenus que des fuites sans conséquence pouvaient se produire aux jointures des capuchons.
Cernés par l’épaisse couche de brume, ils continuèrent à chevaucher aussi vaillamment que possible, aspirant et expirant gauchement l’oxygène que les tubas récupéraient en surface alors que des larmes brûlantes s’échappaient de leurs paupières en feu. Si les tiges de roseau remplissaient relativement bien leur office, acheminant l’air non vicié aux bouches des Touaregs, les peaux tannées auxquelles elles étaient reliées se révélaient nettement moins confortables. Sous les masques de cuir, les cavaliers suffoquaient, le visage en sueur et les yeux irrités par les particules de gaz qui se dégageaient du nuage.
Submergé par les bruits sourds de la cavalcade, Owen eut soudain l’intuition qu’un corps chutait à côté de lui. D’une main, il essuya les larmes qui lui brouillaient la vue et jeta un œil par-dessus son épaule ; dans l’ombre étendue sur le sol, il reconnut Isis, une fillette de sept ans, sœur aînée du petit Raoul. Sa rousse chevelure dispersée en étoile, elle gisait, évanouie, le visage totalement découvert. À côté d’elle, sa monture tentait désespérément d’arracher une de ses jambes au trou dans lequel elle était prise au piège. Sans réfléchir aux conséquences de son acte, Owen tira de toutes ses forces sur la crinière de son cheval ; celui-ci se cabra aussitôt, éjectant son cavalier pied par-dessus tête. D’instinct, l’adolescent se recroquevilla et se laissa rouler, impuissant, sur la terre enfumée. Lorsqu’il se releva, son masque ne le protégeait plus.
Le nez au creux du coude, il se précipita vers l’enfant et après s’être assuré qu’elle respirait encore, il ramassa la capuche qui par miracle avait glissé près d’elle et l’en revêtit. Autour de lui, le silence était oppressant ; il n'y avait plus aucun cavalier à l'horizon ! « Les autres n’ont pas dû voir qu’elle était tombée ! » se dit-il avec angoisse tandis qu’il scrutait les alentours, cherchant sa monture dont la haute silhouette, enrubannée de brume, demeurait invisible. Les nerfs à vif, Owen siffla entre ses doigts pour appeler l’animal qui, à son grand soulagement, répondit aussitôt, les naseaux frémissant de mécontentement. La fillette dans les bras, il se laissa guider jusqu’au pur-sang, les muscles tendus, le souffle court. Dans un ultime effort, il hissa le petit corps abandonné sur le dos de la jument et, avec l’énergie du désespoir, la talonna furieusement pour sortir du cloaque.
***
Galopant en tête entre Myriam et Tourk, la chef de tribu aperçut tout à coup la centrale se dresser à l’horizon, noire dans le ciel d’ombre. D’un regard, elle vérifia auprès de ses deux compagnons qu’ils voyaient bien la même chose qu’elle et, rassurée, leva puis abaissa le bras en direction des ruines afin de prévenir les suiveurs qu’ils parvenaient au but. Un imperceptible frisson parcourut alors le groupe de cavaliers qui, redoublant d’efforts, pressèrent avec vigueur les flancs de leurs montures. Resserrés autour de leur leader, ils coururent à bride abattue jusqu’aux décombres carbonisés des cheminées où, à peine arrivés, ils se débarrassèrent de la gangue de cuir qui les oppressait afin de respirer à pleins poumons l’air vivifiant de la nuit. C’est seulement à cet instant que Raoul, le garçonnet qui chevauchait avec Myriam demanda :
— Ils sont où, Isis et Owen ?
Le cœur serré, Manyara interpella ses compagnons :
— Qui les a aperçus pour la dernière fois ?
Personne ne répondit.
— Souvenez-vous ! Faites un effort !
— Avec cette purée de pois, comment veux-tu qu’on ait remarqué quelque chose ? répliqua Tourk en s’essuyant le visage avec la manche de sa chemise.
— Isis était derrière moi, dit Imar, un gamin d’une dizaine d’années, aux longs cils couleur de charbon. Mais, j’ai rien vu d’anormal.
— Je retourne là-bas ! décréta Marguerite avec autorité.
— Je t’accompagne ! riposta la chef de tribu sur le même ton. Dressez le campement et vérifiez que tout le monde va bien, ajouta-t-elle en s’adressant aux plus jeunes des nomades.
— Et nous ? réclama Sam en désignant les vieilles, derrière lui. Que fait-on ?
Manyara regarda avec gratitude les doyens du clan qui malgré l’état d’épuisement dans lequel les avait mis la course, n’hésitaient pas à proposer leur aide.
— Soignez les chevaux ! Nous en aurons grandement besoin !
Puis, d’un coup de talon, la jeune femme s’élança à la suite d’Estelas vers le champ de fumerolles. Elle arrivait tout juste à sa hauteur lorsqu’elle aperçut une étrange silhouette émerger de la nappe vaporeuse.
— C’est eux ! s’écria Marguerite en fonçant vers l’animal qui venait dans leur direction.
Enveloppée par la poussière que ses sabots faisaient voler en nuage autour d’elle, la bête galopait, souple et puissante, portant sur son dos deux corps enchevêtrés dont l’un avait la tête surmontée d’une longue tige de roseau pointée, telle une lance de pacotille, vers les cavalières.
— Owen ! cria la docteure tandis qu’elle éperonnait de plus belle sa monture. Tiens bon ! On arrive !
Marguerite et Manyara parcoururent rapidement la distance qui les séparait du cheval lancé au galop, puis, sans se consulter, elles l’encadrèrent et l’agrippèrent par la crinière pour le forcer à s’arrêter. La minute suivante, elles débarrassaient l’animal de sa charge et la médium l’envoyait, d’une claque sur les fesses, rejoindre le groupe, installé près de la centrale.
Penchée au-dessus de la fillette, la docteure commença à masser sa poitrine afin d’évacuer les bronches du mucus qui s’y était formé. Sur ses conseils, Manyara pratiqua les mêmes soins sur Owen, constatant avec bonheur que son ami, s’il restait inconscient, ne recrachait pas de glaires.
— Il respire ! s’écria-t-elle en se tournant vers Marguerite.
— Tant mieux ! Réveille-le maintenant !
Après quelques secondes d’hésitation, la médium se décida à lui tapoter délicatement la joue ;
— Frappe plus fort ! lui ordonna Estelas voyant que sa tactique ne donnait aucun résultat.
Bien que très embarrassée, Manyara se résigna à lui asséner une grande claque.
— Aïe ! Ça va pas ! cria l’adolescent, une main sur son visage endolori.
— Tu m’as fait peur ! J’ai cru que tu ne te réveillerais jamais !
— Ah ! C’est toi, Many ! T’as une sacrée droite, dis donc !
— Désolée ! J’espère que tu ne m’en veux pas !
— Non, non, murmura-t-il, un peu froissé tout de même. Puis, désignant l’enfant que Marguerite emportait jusqu’à sa monture :
— Comment va-t-elle ?
— Je pense que ça ira. J’ai retiré le plus gros. On va pouvoir la ramener au camp.
Avec précaution, elle installa la petite fille inanimée sur le dos de l’alezane que Stan lui avait confiée et qui cherchait vainement un brin d’herbe à brouter au sein de cette misérable plaine. Tandis qu’elle prenait place derrière l’enfant, Marguerite qui l’avait aperçue battre légèrement des paupières avertit ses compagnons :
— Je crois qu’elle revient à elle.
Les jeunes gens accueillirent la nouvelle en souriant, puis, glissant sur le côté, Manyara saisit délicatement le bras de l’adolescent et vint s’encastrer au creux de son épaule.
— À nous deux, Owen !
Après l’avoir aidé à enfourcher sa jument, elle monta à son tour, puis enserrant le corps de son ami, elle attrapa à pleines mains l’abondante crinière et de sa voix douce et flûtée, elle donna le départ. Derrière eux, le brouillard continuait d’envoyer ses funestes volutes vers le ciel étoilé, tel un cracheur de misère, immuable et constant.
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