— Vous nous confiez la mission, chancelier ? interrogea, Leïla, d’une voix impatiente.
— Après en avoir longuement discuté, nous acceptons, en effet, votre proposition. Vous et Milo serez chargés d’aider Owen dans sa quête. C’est un lourd fardeau qui pèse sur les épaules de votre ami. Il aura besoin de vous.
Krabb se tut un instant, observant les enfants, avec circonspection.
— Cependant, je dois vous révéler une chose importante. Un événement inhabituel s’est produit récemment aux abords d’Entias. Un incident que nous avons, pour l’instant, choisi de taire.
Intrigués, Leïla, Owen et Milo se rapprochèrent afin de ne rien perdre des propos du vieillard, mais Krabb se contenta de les regarder d’un air mystérieux.
— Nous vous écoutons, maître, déclara Owen, avec curiosité.
— Vous savez, comme moi, que d’autres hommes ont survécu au Grand Effondrement. Par sécurité, notre communauté n’est jamais entrée en contact avec eux et s’est bornée à les observer, lors de leurs différents passages dans la vallée.
— Où voulez-vous en venir, chancelier ?
Leïla s’impatientait ; Owen lui pressa la main pour lui signaler d’être plus diplomate.
— Nous avons remarqué qu’un groupe s’attardait plus que de coutume. En étudiant leurs déplacements, nous avons compris qu’il s’agissait d’une troupe d’éclaireurs.
— Dans quel but les aurait-on envoyés ?
— Nous sommes convaincus qu’ils cherchent le refuge.
— Vraiment ? Peut-être qu’ils veulent simplement s’installer dans les parages ! intervint Milo, avec naïveté.
— J’aimerais partager votre vision, mais je crains que ces gens ne soient guère pacifiques.
Krabb se tut à nouveau afin de considérer leur réaction. Aucun d’eux ne bougeait, mais leurs regards trahissaient l’inquiétude. Après un long silence, Owen demanda :
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Sans doute leurs mitrailleuses et leurs fusils d’assaut.
— Ils sont armés !
Devant l’air stupéfait de Milo, Krabb ajouta, en soupirant :
— Le temps n’est pas si loin où les hommes se battaient pour un peu d’eau. Ceux-là sont les héritiers de l’Ancien Monde, ils prendront ce qu’ils peuvent par la force.
— À condition d’avoir des munitions, suggéra Leïla, songeuse.
— Malheureusement, je suis persuadé qu’il y a encore de nombreux stocks dissimulés un peu partout dans le pays. Et je ne doute pas que ces individus aient trouvé de quoi alimenter leurs armes, répondit le chancelier avec accablement.
La remarque du vieux dignitaire alarma les adolescents ; si ces gens possédaient réellement un arsenal, dans quel but était-ce ? Pour se protéger ou pour préparer une offensive ?
— Et si vous vous trompiez ! insista Milo. Ces fusils ne sont peut-être qu’un moyen de dissuasion.
— Vous avez foi en l’homme, Milo, c’est une vertu de votre jeune âge… Croyez-moi, s’ils ont des armes, c’est pour prendre, pas pour se défendre.
En prononçant ces mots, Krabb réalisait avec amertume que l’humanité ne tirait jamais les leçons du passé ; entre la guerre et la solidarité, elle faisait souvent le mauvais choix ! La voix d’Owen le fit brusquement sortir de ses réflexions.
— Pourraient-ils trouver l’entrée de la grotte ?
— Cette hypothèse n’est pas exclue.
— Alors, nous ne pouvons plus partir ! affirma vivement Leïla.
— Au contraire, vous devez quitter la montagne dès que possible.
— Mais non ! S’ils nous attaquent, nous aurons besoin de tout le monde pour défendre Entias !
Comme toujours, la nature impétueuse de la jeune fille lui faisait oublier les convenances.
— Calmez-vous, mon enfant ! Chacun aura un rôle à jouer. Si vous me laissez vous exposer le plan que nous avons élaboré, vous comprendrez pourquoi le vôtre n’est pas ici.
Le chancelier décocha un regard agacé à la volcanique demoiselle qui, vexée, s’enfonça dans le siège, les bras croisés sur la poitrine, signe, chez elle, de grande contrariété. Sans prêter attention à sa mauvaise humeur, le vieillard poursuivit son argumentation :
— Le seul moyen d’empêcher l’invasion est de renforcer le passage menant au refuge, ce qui est tout à fait réalisable, affirma-t-il avec flegme. Cependant, il y a une chose que nous ne maîtrisons pas.
Les trois amis retinrent leur souffle, suspendus aux lèvres du vieil homme qui continua, imperturbable.
— S’ils se déploient sur les contreforts, les guerriers vont découvrir et détruire les quelques panneaux solaires encore en état de marche. Privés d’énergie, nous sommes perdus. Nous pourrions, évidemment, vider une partie de l’étang et relancer les turbines hydrauliques, mais cela affecterait considérablement notre réserve d’eau.
— Croyez-vous ces gens déterminés à tenir un blocus ? s’enquit Owen d’une voix anxieuse.
— Nous ne pouvons écarter cette idée, mon enfant.
Le silence régna de nouveau, angoissé et pesant. Le dignitaire observa un moment les trois adolescents, songeant qu’ils étaient bien jeunes pour porter la lourde charge qu’on leur imposait. Il s’apprêtait à reprendre la parole quand Leïla le devança :
— J’ai deux questions, maître. Vous permettez que je les pose ?
Krabb opina courtoisement du chef, un peu déconcerté par la soudaine civilité de Leïla.
— Je voudrais savoir comment se déplace l’escouade que vous avez repérée et de combien d’hommes elle dispose.
— Selon nos sources, les éclaireurs vont à pied. Ils sont une dizaine, mais nous pensons que le plus gros de la tribu se cache quelque part dans la vallée.
— Où exactement ?
— Nous l’ignorons. Nous avons récemment dépêché une brigade pour nous en assurer.
Leïla marqua une pause avant de continuer, sous le regard aiguisé du vieillard :
— Admettons que les éclaireurs n’aient pas encore trouvé l’entrée. À dix, ils sont trop peu nombreux pour couvrir l’ensemble de notre territoire. Imaginons que quelqu’un les oriente dans la mauvaise direction, genre à l’autre bout de la montagne ; ça nous laisserait de la marge non ?
— À quoi tu penses ? demanda Milo.
Dédaignant la question de son camarade, Leïla se tourna vers le chancelier, un sourire aux lèvres :
— J’ai deviné, n’est-ce pas ?
Krabb, ravi par la sagacité de l’impertinente jeune fille, répondit avec enthousiasme :
— Tout à fait, ma chère enfant !
Les deux garçons échangèrent un regard perplexe avant de solliciter le haut dignitaire qui leur expliqua d’une voix grave :
— Votre amie a compris que la présence de ces hommes ne doit en aucun cas neutraliser la mission. Qu’Entias soit assiégée ou non, Owen doit partir ! Voilà pourquoi vous quitterez le refuge dès que nous nous serons débarrassés de l’escadron guerrier. Comme vient de le suggérer brillamment Leïla, une de nos brigades va l’éloigner afin que vous puissiez sortir sans attirer l’attention.
— Et si ça ne marche pas ?
Krabb n’eut pas le temps de répondre à la question angoissée de Milo ; Stein, son secrétaire dévoué, frappait discrètement à la porte. Sur l’invite du vieux maître, il traversa à petits pas pressés la salle du conseil, puis lui murmura avec déférence quelques mots à l’oreille.
— Faites-le entrer ! ordonna Krabb.
Un colosse à la démarche militaire pénétra aussitôt dans la pièce et se dirigea vers le vieil homme :
— Lieutenant Croppe au rapport, chancelier !
— Nous vous écoutons, mon cher Croppe.
— Vous aviez raison, maître ; ces hommes ne sont pas un groupe isolé. D’autres campent en amont, à une quarantaine de kilomètres, dans l’ancien village de Taluce. Nous en avons comptabilisé une centaine, hommes et femmes confondus. Ils possèdent aussi des chariots de vivres, quelques ânes et des armes en quantité.
— Diable ! D’où viennent leurs réserves à votre avis ?
— Peut-être des territoires qu’ils ont quittés… peut-être de pillages qu’ils ont faits en route… difficile à dire.
— Bien. Est-ce tout lieutenant ?
— Non, leurs avant-gardes ont détecté notre présence.
— Comment ça !
— Nous en avons trouvé deux postés près des panneaux solaires. Les autres sont probablement redescendus au village, chercher de l’aide. Il faut s’attendre à une attaque.
— Ont-ils localisé l’entrée de la caverne ?
— Nous l’ignorons, chancelier.
— Stein ! appela Krabb, oubliant que le révérencieux petit homme se tenait derrière lui.
— Je suis là, maître ! marmonna celui-ci en sursautant d’émotion.
— Ah ! Je ne vous avais pas vu ! s’excusa l’ancêtre en baissant le ton. Convoquez immédiatement les membres de l’assemblée ainsi que le général en chef des brigades pour une réunion exceptionnelle.
Puis s’adressant au militaire :
— Où sont vos prisonniers ?
— Notre seule chance de rester en vie était de les prendre par surprise, dit Croppe en jetant un regard plein de sous-entendus au vieil homme.
— Je comprends… Merci, lieutenant. Vous pouvez disposer, conclut celui-ci avec lassitude avant d’inviter poliment les adolescents à quitter la salle du conseil que certains dignitaires réintégraient déjà.
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Après de longues et tumultueuses délibérations, les membres du cénacle convièrent enfin les colons à se réunir sur la grand-place. Entouré de ses illustres pairs, le chancelier informa la communauté de la situation délicate dans laquelle elle se trouvait, lui révélant les menaces qui pesaient sur elle depuis que les brigades avaient détecté la présence d’étrangers aux abords du refuge. Ses annonces provoquèrent quelques remous au sein de l’agora, mais le vieux maître, soucieux de tranquilliser ses concitoyens, affirma, avec une grande assurance, qu’ils disposaient du temps et des moyens nécessaires pour éviter l’invasion et résister au siège que les guerriers ne manqueraient pas de leur imposer. Afin de maintenir l’espoir dans le cœur de ses compatriotes, il exposa, en parallèle, le projet d’expédition en surface que lui et ses conseillers avaient envisagé depuis longtemps, mais que les récentes circonstances avaient précipité. Puis, de sa voix chaude et puissante, il ajouta qu’il avait confié cette délicate mission à un jeune homme, le seul capable de renouveler l’exploit de son glorieux aïeul.
— Ce garçon, vous le connaissez. Vous l’avez tous applaudi à la cérémonie des Olympiades. Owen, je t’en prie…
Répondant à son invitation, l’adolescent, impressionné, rejoignit le chancelier sur l’estrade qui dominait la foule. Une vague d’ovations se propagea alors à travers l’esplanade, transperçant le cœur du frêle et timide Owen. Le calme revenu, Krabb appela, un à un, les membres de l’équipe qui devaient accompagner le jeune sourcier ; prirent place aux côtés d’Owen, les hommes composant le régiment commandé par Jean Charcot ainsi que trois scientifiques reconnus dans les domaines de la biologie, de la géologie et de la médecine.
— Ce soir, nos courageux explorateurs profiteront de l’absence de l’ennemi pour s’extraire de la montagne sans se faire repérer, conclut le sage devant les colons bouleversés. Une fois dehors, ils se dirigeront vers le nord, suivant les indications que nous leur avons fournies et les intuitions de notre jeune radiesthésiste. Le départ est prévu à la tombée du jour.
Puis se tournant vers Owen et ses compagnons qui attendaient, troublés et fiers à la fois, sur la terrasse improvisée, Krabb leur déclara d’une voix altérée par l’émotion :
— Au nom de la communauté, je veux vous témoigner ma profonde gratitude pour ce que vous allez accomplir. Espérons que le temps soit notre allié et qu’il vous ramène très vite auprès de nous !
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