Les deux acolytes réveillèrent alors leur guide qui s'était assoupit. Ce dernier paraissait exténué et Atenis se promit d'arrêter de le tourmenter.
- Eh bien, le guide, nous n'en avons pas encore terminé il me semble, dit-elle une fois qu'il fut réveillé.
Il les considéra avec méfiance et commença d'une voix enrouée, conséquence de ses cris répétitifs :
- Je vous préviens, si c'est pour...
Tulia le coupa doucement avec un sourire :
- Ne vous inquiétez pas, nous ne répéterons pas le même désordre... Vous comprenez, c'est la première fois que nous nous approchons de pareils outils, pour nous paysannes, c'est réellement impressionnant. Cette Communauté a tellement à offrir, c'est la plus grande découverte de notre vie... Nous comprenons l'honneur qui nous a été accordé et souhaitons de tout notre cœur en apprendre davantage...
Franchement, quelle actrice ! Pensa Aténis, les bras croisés. Elle comprenait mieux comment Tulia arrivait à berner son entourage et si elle ne la connaissait pas, elle aurait très bien pu tomber dans le piège ! Son amie avait lancé sa tirade avec une telle sincérité et un tel sérieux qu'on aurait pu croire qu'elle avait décidé d'être l'ambassadrice de cette Communauté. Dire que ce genre de personne parcourait librement les routes à la recherche de proies à leurrer... Quel monde effrayant !
De son côté, Ejas resta méfiant quelques instants avant de se détendre un peu. Il était vrai que ces jeunes femmes venaient de contrées peu développées et n'avaient sûrement pas eu la chance d'avoir accès aux savoirs que la Communauté possédait. Il n'était donc pas étonnant qu'elles soient impressionnées par leur existence et leurs matériels. Et oui, elles comprenaient qu'il s'agissait pour elles d'un honneur de faire partir de leur assemblée. Satisfait de son raisonnement qui ne pouvait expliquer autrement leurs attitudes, il se leva et ajusta son apparence avant de s'enquérir sur l'absence de Fenhara, puis déclara dans un soupir :
- Nous allons continuer notre excursion à l'extérieur, dit-il en les guidant vers un élévateur de grande proportion.
Ils s'entassèrent avec d'autres membres et commencèrent leur descente vers la cité d'en bas. L'élévateur était de forme arrondie et les murs étaient faits en verre, ils pouvaient donc apercevoir la ville pendant leur descente. Un animal volant passa lentement devant eux avec son chargement et Ejas se pencha vers les jeunes femmes pour leur expliquer :
- Ce sont des mooths, des animaux inoffensifs. On s'en sert pour se déplacer d'un endroit à un autre de la ville car les téméos nous permettent seulement de couvrir de petites distances.
- Comment se fait-il que l'on soit passé du désert à cet endroit ? Demanda Tulia, constatant que l'aridité du désert ne semblait pas atteindre la cité. Pourquoi la chaleur n'est-elle pas la même ? Nous ne sommes, pourtant, séparés que par une chaîne de montagnes, non ?
Ejas sourit devant la question pertinente.
- C'est parce que tout simplement un champ de protection entoure entièrement notre cité. De l'extérieur, elle donne l'illusion qu'il n'existe que des montagnes et fait en sorte de stabiliser la température ambiante, ce qui nous permet de cultiver et de vivre dans cet environnement hostile en toute autonomie.
- Et qu'il y a-t-il tout en haut ? J'ai remarqué qu'un couloir en verre s'élevait dans les airs... Enchaîna Tulia, ne comprenant pas trop ce qu'était un « champ de protection » de toutes les façons.
- On l'appelle le lieu des "honorables". Tous nos généraux et conseillers les plus importants ainsi que la Désignée y ont leurs quartiers...
Arrivant enfin à terre, ils descendirent de l'élévateur tandis que d'autres personnes prenaient leurs places.
- Nous allons faire quelques pas dans les rues, puis je vous emmènerai dans les mooths pour que vous puissiez admirer la cité dans son ensemble, déclara-t-il.
- Et je présume que Sérek est l'un de ces généraux ? S'enquit Atenis au bout d'un moment.
- Non, lui n'est pas un général, c'est le Second, lui répondit-il tout en s'arrêtant pour leur expliquer. Voyez-vous, la Désignée à un Second, un genre de bras droit si vous voulez, à qui elle délègue une partie de son pouvoir d'administration de la cité. Ce Second agit en son nom et peut prendre en toute liberté toutes les décisions concernant l'application des règles, des directives qu'il reçoit de la part de la Désignée. Bien entendu, il doit lui faire un compte-rendu des actions exécutées.
Ainsi Sérek était le bras droit de la « Reine », réfléchit intérieurement Aténis. Il fallait donc l'éviter à tout prix car il semblait détenir tous les pouvoirs. Se le mettre à dos ne serait alors pas une bonne stratégie. Si elles voulaient s’en aller de cet endroit paisiblement, elles ne devaient surtout pas le confronter, cela pouvait leur coûter la négociation de leur retour à Bourqua. Cela n’allait pas être une tâche bien difficile d'ailleurs, il ne semblait pas du genre à s'intéresser aux gens inutilement. Les trois jeunes femmes lui ayant fourni les informations qu'il souhaitait, il n'avait plus eu de raison de se préoccuper de leurs sorts.
Ils reprirent leur marche en se fondant dans la foule. À gauche, des calèches et des charrettes se partageaient les rues avec des téméos dans une harmonie déstabilisante. Des femmes vêtues de robes fluides, retenues par des diapasons aux épaules, déambulaient dans la rue bondée avec des ombrelles tandis que des clients visitaient incessamment les commerces installés dans les bâtiments faits de métaux gris. Il se dégageait du lieu une impressionnante énergie insouciante et animée, comme si les tensions extérieures à la cité n'avaient aucune emprise sur elle. Au détour d’une rue, les jeunes femmes eurent la surprise de voir, collée à un mur, une pancarte écrite avec les mêmes signes qu'elles avaient vus inscrits sur le passage situé dans la forêt de Bourqua et Atenis s'en formalisa.
- C'est notre langue, d'ailleurs vous l'apprendrez bientôt, vous devrez la connaître, c'est une obligation. Pour cela, vous aurez des instructeurs qui s'occuperont de votre insertion...
Avisant ensuite des cavaliers portant des torques en argent avec ces mêmes inscriptions, Tulia se rappela les accoutrements des soldats de Véa. Ces derniers ne portaient-ils pas des torques similaires ?
- Pourquoi vos ennemis et vous portez-vous les mêmes ornements ? Les hommes de Véa que nous avons rencontrés portaient ces torques avec votre langage inscrit.
La réponse d'Ejas les laissa pantoises.
- Parce que nous faisons partie de la même Communauté...
Les deux jeunes femmes n'eurent pas l'occasion de réagir à cette révélation car un autre spectacle attira leurs attentions devant elles. Ils étaient, en effet, arrivés sur une grande plaine verte à l'écart des rues où les mooths atterrissaient et décollaient. Des files d'hommes, de femmes et d'enfants patientaient devant plusieurs animaux et le trio passa en dessous d'une bête dont l'ombre leur cacha le soleil. Atenis et Tulia contemplaient, têtes en l'air et émerveillées, le gigantesque animal se mouvoir lentement. Il était orangé et parsemé de taches noires, sa peau luisante se prolongeait par deux paires de grandes ailes membraneuses qui battaient l'air successivement. Sa gueule, flanquée d'une mâchoire inférieure plus grande que la supérieure était parsemée de petites dents alignées et ses énormes yeux, pareils à ceux d'un caméléon, semblaient constamment guetter les moindres mouvements des humains en contrebas. Tulia se demanda alors s'ils étaient réellement inoffensifs...
La file où ils avaient patienté se réduisit et ils purent, à leur tour, s'installer dans la cabine. Lorsqu'il fut chargé, l'animal s'éleva doucement dans les airs pour sillonner à travers les nuages. Les deux jeunes femmes se pressèrent contre les vitres et s'extasièrent devant le spectacle magnifique de la ville qui s'amenuisait au fur et à mesure qu'ils s'élevaient. Puis, elles contemplèrent le réseau de constructions en verre encastré dans la montagne et Atenis se retourna enfin vers Ejas.
- Donc vous faites partie de la même communauté ? Vous êtes-vous séparés en deux camps à cause des tensions entre vous ?
- Hmm, c’est lié en effet, mais ces tensions remontent à un temps bien lointain. Pour que vous puissiez comprendre, il faudrait que je vous conte en détail la formation de notre communauté depuis son commencement. Le maître vous a sûrement expliqué qu'à l'origine de cette assemblée, un homme et une femme avaient été désignés par L'Essence. La femme portait le nom de Véa...
- Oh... Les Hommes de Véa, réfléchit alors Tulia tout haut.
Pendant ce temps, le mooth continuait son ascension dans les airs. Atenis remarqua alors le grand couloir qui s'élevait légèrement et, lorsque l'animal fut assez haut pour qu'ils puissent voir l'ensemble de la cité, elle murmura d'une voix étouffée :
- Mon Dieu... C'est un incroyable...
Tullia reporta son attention sur la vue tandis que les autres passagers l'imitaient. Des bannières dessinées de l’emblème des Témérites, l’étoile, étaient suspendues sur certains toits des tours et flottaient à l'unisson, suivant le balancement du vent. Au fur et à mesure de leur élévation, les visiteurs apercevaient de moins en moins la ville en contrebas pour finir par ne deviner que des scintillements, attestant encore de sa présence. Mais ils pouvaient, en revanche, encore admirer les constructions de verre encastrées sur tout le long de la chaîne de montagnes qui enclavait naturellement la cité, lui donnant sa forme ovale. Ces constructions communiquaient entre elles par un réseau de couloirs de même matière et, au bout de celui qui s'élevait dans les airs, ils aperçurent enfin la cité des "honorables". Atenis se rendit compte que cette mini cité n'était pas reliée que par un couloir, mais par quatre grands couloirs qui prenaient naissance dans la roche montagneuse. Elle était nichée dans une bande de fer en spirale, tel un joyau gardé jalousement dans son fourreau de métal.
Pendant que les deux jeunes femmes s'abandonnaient à leurs contemplations, le guide continua son récit derrière elles :
- L'homme qui fut aussi à l'origine de notre communauté s'appelait Témérian... Nous sommes ici dans la cité des Témérites.
Il les laissa contempler quelques instants avant de poursuivre :
- À chacun de ses deux messagers, il leur confia une zone où chacun administrerait sa communauté. À Témérian, il lui a été donné le soin de veiller sur les contrées de l'ouest tandis que Véa s'occuperait des territoires de l'est. Mais ces derniers étant, pour la plupart, entourés par la mer, Véa érigea sa cité dans les eaux...
Pendant ce temps, l'animal changea soudainement de direction, tout en amorçant sa descente, ils allaient, cette fois-ci, survoler la ville d'en bas dans toutes ses proportions.
Atenis réfléchit à toute vitesse au vu de ces nouvelles informations. Elle comprenait enfin pourquoi Niyak avait surgi de la rivière, mais ce qu'elle ne s’expliquait pas, c'était comment il était possible de se déplacer sous l'eau pour un humain !? Ces gens étaient réellement étranges. Plus elle en écoutait et plus il ne lui semblait plus vivre sur la même terre qui l'avait vue naître !
- Depuis Témérian et Véa, d'autres Désignés ont occupés cette fonction et ont été choisis parmi les membres de notre communauté par l'Être, poursuivit Ejas. Les Désignés préfèrent généralement rester dans leurs appartements, ils sont rarement vus. La plupart des membres ont donc peu de chances de les apercevoir dans leurs vies, surtout parce qu’ils possèdent une espérance de vie beaucoup plus longue que la nôtre...
- Combien ? Deux cents printemps ? Devina Atenis.
- Mille.
Les deux amies restèrent interdites un moment et se dévisagèrent. Atenis lança un regard désabusé à Tulia qui lui rendit un regard désorienté. La jeune femme noire leva les yeux au ciel et Tulia lui répondit en ouvrant de grands yeux. Elles étaient entrées dans une communication silencieuse dont leurs mimiques étaient devenues le code de langage. « Non mais franchement, mille printemps. Ils nous prennent vraiment pour des œufs de têtards ! » , exprimait mentalement Atenis en première. « Laissons-le poursuivre, il semble vraiment y croire, il y a peut-être du vrai ? » , répondit son interlocutrice par le regard. « Et puis quoi encore. On est tombé sur une communauté de malade je te dis ! » . « Patientons encore un peu. Ce n'est que la première journée, bon sang ! » .
Ejas fronça les sourcils. Que faisaient ces femmes à se grimacer comme des idiotes l'une envers l'autre ? Il était en train de raconter une partie importante de leur histoire et elles étaient encore dissipées. Vraiment, ces filles n'avaient-elles donc aucun respect ? Ignorant les idioties de ces recrues, il inspira et réprima son irritation avant de poursuivre d'un ton patient :
- À la fin du règne d'un Désigné, une cérémonie complexe doit avoir lieu pendant laquelle ce dernier transmet ses pouvoirs au nouvel élu. Cependant, il ne transmet pas seulement ses pouvoirs mais aussi tout l'héritage d'un savoir récolté depuis les premiers initiés. Mais il ne peut pas le faire comme il l'entend, il y a des règles à suivre. Notamment celles concernant la transmission. Le pouvoir de l'ancien Désigné est absorbé et contenu d'abord dans un artefact avant d'être libéré et absorbé par le nouveau Désigné.
- Mais pourquoi ne pas le faire directement ? Pourquoi avoir un intermédiaire ? Questionna Atenis.
- Et s'il n'y a pas de nouveau Désigné ? Continua Tulia.
Ejas souleva ses mains pour les inciter à aller moins vite car il allait y venir.
- Oui, je sais les questions que vous vous posez... Il ne peut pas le faire directement pour une raison très simple. Tenez, c'est comme vous, dit-il en prenant pour exemple Tulia. Imaginez-vous que vous êtes une jeune novice et que vous devrez succéder à votre mentor en quelques jours. Ce dernier aura passé toute sa vie à accumuler des savoirs en faisant des recherches, des expériences... Pourriez-vous réellement assimiler les enseignements de plusieurs printemps en si peu de temps ? Alors imaginez-vous des savoirs emmagasinés, non pas d’un Désigné, mais de plusieurs...
Tulia et Atenis durent admettre qu'il marquait un point. La capacité d'absorption du nouveau Désigné ne pourrait pas soutenir plusieurs millénaires de savoir en un temps de pisse de chat. Il était donc important d'assimiler ces pouvoirs graduellement et sans hâte.
- Et ce fameux artefact est la main n'est-ce pas ? Déduisit Aténis. C'est une sorte de régulateur alors ?
- Tout à fait, il transmet les pouvoirs au nouveau Désigné petit à petit et cela peut prendre plusieurs jours, plusieurs semaines... Car plus les Désignés se succèdent, plus les savoirs sont importants, vous comprenez ?
Ce qu'Aténis et Tulia comprenaient, c'était que la valeur de cette main pour cette communauté n'était pas celle de l'or et que l'artefact était la source de leur pourvoir ! Elles réalisaient à présent l'importance de l'objet et la nécessité de récupérer la main. Mais des zones d'ombre subsistaient encore dans cette histoire et Tulia demanda :
- Mais pourquoi vous quereller pour cette main si vous faites partie de la même communauté ? Vous êtes alors censés vous la partager non ?
- En réalité, il existe deux mains. Il est dit que les pouvoirs des premiers Désignés, Témérian et Véa ont été donnés par l'Essence lui-même. Ils auraient été les seuls à être témoins de son apparition car, après eux, il n'est plus jamais apparu aux autres Désignés. Cependant, la cérémonie de la transmission requiert la présence de l'Essence pour transmettre les pouvoirs au nouveau Désigné, comme ce fut le cas pour Témérian et Véa. Aussi, on raconte que l'Essence coupa ses deux mains et les confia aux deux premiers Désignés afin que chacun puisse accomplir la transmission à leurs successeurs respectifs. Les mains sont donc la matérialisation physique de l'Essence.30Please respect copyright.PENANAVo1oZqyBl9